1925 - 1941 : Une enfance dorée
"J'ai été élevé dans du coton", se plaît à rappeler Yves Corbassière. Né le 16 mai 1925, le jeune garçon grandit de fait dans le cocon doré que se partagent les familles de la grande bourgeoisie d'affaires de l'entre-deux guerres parisien.
Son père, Pierre Corbassière développe l'activité de carrelage qui a fait la fortune de la famille depuis la création de la "maison Corbassière" en 1875.
Corbassière raconte
"Les carrelages Corbassière ont fait tout Monte-Carlo"
"Mon arrière grand-père a inventé un carreau qui a pour caractéristique de ne pas s'user et de sécher tout de suite. Il a fait la fortune de la famille. Quand j'étais enfant, l'entreprise, partagée entre Sarreguemines et Paris, avait 110 ouvriers. Il fallait ça pour pouvoir aller travailler dans toute l'Europe, de Constantinople à Monaco. Les carrelages Corbassière ont fait tout Lisieux, Monte-Carlo, l'Hôtel de Paris. Aujourd'hui encore, on en trouve sous les porches parisiens ou dans certains bistrots."
L'argent ne manque donc pas avenue Junot puis square Clignancourt, dans le quartier, paisible à l'époque, de Montmartre où la famille s'est installée, non loin de l'entreprise, boulevard de la Chapelle.
Là, son père veille sur la bonne marche des affaires familiales. Sa mère, elle, est la garante d'une éducation avec laquelle elle ne badine pas, ni pour le jeune Yves, ni pour ses deux soeurs aînées, Nicole et Jeanine. Issue de la noblesse bretonne, Yvonne Guillaume de Beauregard a gardé le goût des convenances. "Je disais vous à ma mère", se rappelle Yves Corbassière qui, même adulte et pourtant connu pour un franc-parler qui lui a valu quelques inimitiés, ne s'est jamais risqué à "répondre" à ses parents.
Yves Corbassière grandit donc dans ce microcosme protégé qui accueille quelques élus. Il fréquentera certes l'école publique, mais pour un an, à titre de punition après quelque frasque. Sa place, durant toute son enfance, sera sans conteste dans les établissements privés, le collège Sainte-Thérèse "où j'étais le seul garçon", rappelle-t-il, ou le très sélect cours Hattemer, rue de Londres dans le 8e arrondissement, où il se
rend "en voiture avec chauffeur". Les vacances passent, tranquilles, entre les hivers "à la neige" dans le chalet familial de Combloux et les étés dans la maison de Merlimont-Plage, près du Touquet.
A huit ans, il vend son premier tableau
Pourtant, la vie de la famille Corbassière n'est pas tirée au cordeau. Son père, notamment, y a laissé ouvertes quelques brèches pour un peu de fantaisie. Musicien hors pair, Pierre Corbassière est 3e violoncelle au concert Colonne et ne rechigne pas à organiser des concerts, chez lui ou dans le square Clignancourt.. Passionné par les étoiles, membre de la très sérieuse société française d'astronomie, il édite régulièrement, pour le bulletin, la carte du ciel qui fait foi pour de nombreux astronomes. Volontiers rêveur, le petit Yves le suit sans rechigner à l'observatoire et voyage sans se faire prier entre la nébuleuse du Crabe et celle d'Orion.
Est-ce là que l'œuvre de l'espace a pris ses racines? En tout état de cause, le jeune Yves a le goût pour le dessin et un évident sens de la perspective. Déjà, il croque les femmes qu'il admire, saisies sur le vif sur les pistes de ski ou souriantes au soleil d'été, mais toujours la tête haute et la taille fine. Le garçon cultive son œil de play boy qu'il ne renoncera jamais à exercer.
Mais surtout, il vend son premier tableau à huit ans, à un ami sculpteur de la famille, certes, mais tout de même. Et il rafle son premier prix à onze ans avec deux dessins parallèles sur le thème "Vu de ma fenêtre", qu'il illustre par le square Clignancourt et le clocher de Merlimont. Dans l'un comme dans l'autre figurent déjà de minuscules détails et personnages qui donnent l'échelle, une notion à laquelle le peintre ne renoncera jamais, même dans l'abstraction la plus complète.
Au cours Hattemer, il désespère son professeur qui, las de ses caricatures, finira par constater qu'il ne peut pas lui apprendre grand-chose et "qu'il n'a rien à faire là". Un conseil qu'Yves Corbassière, une fois n'est pas coutume, suivra à la lettre. "Je n'ai jamais pris aucun cours de dessin. Je suis autodidacte", se plaît-il à répéter.
Un petit goût d'aventure
Car rien ne séduit plus le jeune garçon, volontiers aventureux, que les découvertes qu'il fait par lui-même. Un brin rebelle, il voue certes, et aujourd'hui encore, une admiration sans borne à son père. Mais il ne peut s'empêcher de trouver bien séduisant son oncle Gabriel, "un sorteur", dit-il, qui l'initie à des plaisirs auxquels il ne renoncera jamais: sa première table au Fouquet's à huit ans (il y a toujours aujourd'hui la numéro 42), et les cabarets où après avoir fait le mur, il découvre le jazz à neuf ans. Sur le piano familial qu'il préfère décidément au violoncelle, il s'exerce en catimini au boogie-woogie qu'il sera parmi les premiers à faire découvrir en France.
Corbassière raconte
"J'ai été un des premiers à jouer du boogie-woogie en France"
"Chez mes parents, mon père était aussi violoncelliste. Il y avait des concerts, des quintettes à cordes, ils jouaient dans le salon. Mais à huit-neuf ans, ça vous casse les pieds. La première fois que j'ai entendu du jazz, c'était à Montmartre. Feu mon oncle Gabriel était un "sorteur". On le payait pour ne pas aller à l'usine. Il était un peu trop voyant, extravagant. Un jour il m'a dit: "Tu ne dis rien. Il y a quelque chose que je veux te faire écouter. Je viendrai te chercher ce soir." J'avais neuf ans, je suis passé par la fenêtre de la salle de bains. Et il m'a emmené rue Blanche. Il y avait un orchestre de jazz et au piano, je crois bien que c'était Fats Waller. A la maison, il y avait un piano. Et j'ai fait comme le pianiste. J'avais compris que c'était toujours 12, 24, 36 mesures. J'ai été un des premiers à jouer le boogie-woogie en France. Plus tard, quand j'allais à Harlem, je prenais le piano…"
Le talent; l'énergie, et le goût du rêve: tout est en place pour que, devenu adolescent, le bouillonnant Yves Corbassière saisisse sans attendre la vie à bras le corps. En 1940, après avoir éreinté quatre lycées dans l'année, la question de l'avenir du garnement, dans un Paris troublé, se pose avec d'autant plus d'acuité que l'entreprise familiale a fermé ses portes dès le début de la guerre. "Mon père ne voulait pas travailler avec les Allemands".
Sa famille l'oriente vers l'architecture et il fait ses classes dans un cabinet voisin du domicile parental, rue des Cloÿs, auprès de Roger Lefebvre, un des premiers à dessiner des perspectives quand la plupart des architectes de l'époque se contentaient des plans.
C'est là que son goût pour la peinture le rattrape, en 1941. Yves Corbassière lève souvent l'œil de sa planche à dessin pour le poser sur l'appartement d'en face. Celui d'un vieux peintre, Max D., qui lutte contre la mort. Pour arriver au printemps, il a fondé tous ses espoirs sur un minuscule signe de vie, la dernière feuille de vigne vierge qui résiste à cet hiver 40-41. Corbassière décide lui donner un coup de pouce et le jour où la feuille tombe, il en dessine une, sur le mur.
"Le jour où il a compris que la feuille n'était pas vraie, il est mort, raconte Yves Corbassière. Ce jour-là, j'ai décidé de devenir peintre".